Marché de travaux : condamnation in solidum des auteurs du dommage ayant créé un préjudice ?
Muriel TREMEUR
En cas de préjudice subi dans le cadre d'un marché public de travaux, il est possible de demander au juge administratif la condamnation solidaire de tous les auteurs du dommage au titre de fautes quasi-délictuelles. Mais ils ne peuvent pas être condamnés aux sommes figurant dans le décompte général et définitif du marché qui ne présentent pas de caractère indemnitaire, ni aux sommes correspondant à des préjudices qui ne leur sont aucunement imputables.
Conseil d'État, 27 juin 2018, n° 409608
Les faits à l'origine de l'arrêt
Un litige sur le règlement d'un marché de travaux est né dans le cadre d'un projet de construction d'un nouvel hôpital. Le centre hospitalier de Rodez (Aveyron) avait confié à la fin des années 1990 une mission de maîtrise d'oeuvre à un groupement composé d'une société d'architectes (société Valode et Pistre), et d'un bureau d'études (société Ingerop). L'État a mené une mission de conduite d'opération (direction départementale de l'agriculture et de la forêt), tandis qu'une société s'est vue confié la mission d'ordonnancement, pilotage et coordination (société Oger International). Puis en 2003, le marché de travaux du lot n° 1 " Terrassements complémentaires, fondations, canalisations enterrées, gros oeuvre et charpente métallique " était attribué à un groupement solidaire regroupant plusieurs entreprises de bâtiment.
A la suite des difficultés rencontrées pour le règlement du marché, le groupement solidaire a saisi le tribunal administratif. Ce dernier a notamment condamné le centre hospitalier de Rodez à lui verser la somme de 2 075 505 euros au titre du solde du décompte général du marché, et a condamné la société d'architectes à garantir le centre hospitalier à hauteur de 323 339,17 euros, tout comme le bureau d'études à hauteur de 970 429,50 euros, ainsi que la société missionnée du pilotage pour un montant de 108 054,37 euros, ainsi que l'Etat à hauteur de 108 054,37 euros. Le centre hospitalier a fait appel du jugement rendu. La cour administrative d'appel a notamment ramené le solde du marché litigieux à la somme de 1 850 022,87 euros, en condamnant solidairement le centre hospitalier et les autres sociétés au versement de cette somme, et en mettant hors de cause l'Etat. Les trois sociétés maître d'oeuvre ont contesté cet arrêt, et formé un pourvoi en cassation devant le conseil d'État.
La condamnation solidaire contestée du centre hospitalier, et des maîtres d'oeuvre
Dans un premier temps, les dispositions qui vont motiver la décision du conseil d'Etat sont exposées. La juridiction rappelle l'objet du décompte général et définitif d'un marché de travaux qui est de retracer de manière indivisible et intangible les droits et obligations des parties au marché. Elle définit le contenu et la nature des sommes figurant aux postes du décompte. Il s'agit :
des éléments qui ne présentent aucun caractère indemnitaire, tels les travaux réalisés par l'entreprise et non encore payés ou les conséquences
de révisions de prix;
et, le cas échéant, des indemnités correspondant aux divers préjudices subis par le maître de l'ouvrage par la faute de l'entreprise ou réciproquement.
Le conseil d'État fait valoir que, lorsque l'une des parties à un marché de travaux a subi un préjudice imputable à la fois à l'autre partie, en raison d'un manquement à ses obligations contractuelles, et à d'autres intervenants à l'acte de construire, au titre de fautes quasi-délictuelles, elle peut demander au juge de prononcer la condamnation solidaire de l'autre partie avec les coauteurs des dommages. Pour autant, la haute juridiction ajoute que ces derniers ne peuvent être rendus solidairement débiteurs de sommes correspondant à des préjudices qui ne leur sont aucunement imputables, non plus que de sommes figurant dans le décompte général ne présentant pas de caractère indemnitaire.
Dans un second temps, les faits de l'espèce sont examinés pour apprécier la pertinence des éléments de contestation des maîtres d'oeuvre. Si la cour administrative d'appel avait fixé le montant du solde du marché restant à verser au groupement solidaire à 1 850 022,87 euros, ce montant intégrait des sommes n'ayant pas de caractère indemnitaire et ni lien avec des fautes commises par les maîtres d'oeuvre. Or, en vertu des dispositions de principe énoncées par le conseil d'État, ces derniers ne peuvent être légalement tenus qu'aux sommes correspondant à leur part de responsabilité dans la réalisation des préjudices dont l'existence a été reconnue. En conséquence, le conseil d'Etat estime que le juge d'appel avait commis une erreur de droit en les condamnant solidairement 1 avec le centre hospitalier à verser l'intégralité du montant du solde du décompte général et définitif du lot n° 1. L'arrêt rendu par la cour administrative d'appel est annulé, et l'affaire est renvoyée devant une autre cour administrative d'appel dans la mesure de la cassation prononcée.
Notes :
(1) Précision sur la terminologie juridique : la condamnation dite « solidaire » est légale ou conventionnelle. Elle ne se présume pas. En l'absence de solidarité prévue par la loi ou par une clause contractuelle stipulant une solidarité, la condamnation dite « in solidum » résulte d'une décision de justice. Ainsi, les coauteurs d'un dommage sont tenus à un versement indemnitaire de manière solidaire.