Paradis perdu
Jérôme Frenkiel
Médecin de santé publique
Directeur de l'Information médicale et de la Recherche - UNIVI Santé
Tout le monde connaît la légende du jardin d'Eden, de l'Arbre de la connaissance du bien et du mal, d'Adam et Ève, de la pomme et du serpent, et ce qu'il advint de tout cela : l'expulsion des principaux intéressés du Paradis. Bien sûr, cela n'est qu'un mythe à valeur symbolique, encore faudrait-il que tout le monde soit au courant. Car il existe un lieu où on y croit, dur comme fer, à ce paradis perdu : l'hôpital public. Et plus particulièrement ceux qui ont pour mission de le diriger, les directeurs, et ceux qui ont pour mission d'incarner sa raison d'être, les médecins. À leur décharge, il faut reconnaitre que l'on leur a enseigné pendant des décennies que le paradis était la réalité, et de fait la réalité a eu, jusqu'à un passé somme toute récent, un arrière-goût de paradis. Plus précisément, le paradis d'un hôpital où l'argent - sous forme d'autorisation de dépenses - coule à flot, où il n'y a pas de comptes à rendre sur une gestion d'ailleurs inexistante, et où la qualité des soins et la performance médicale n'existe conceptuellement que sous forme de dépenses supplémentaires.
Et puis, patatras ! Le vilain serpent de la réalité économique est arrivé, et tout le monde a été forcé de croquer la pomme de la T2A... et s'est brutalement retrouvé sur Terre. Un monde morne et glauque, où il faut apprendre à gérer, où on est virtuellement (virtuellement...) confronté à sa compétence, où l'excellence médicale doit tenir compte de ressources par essence limitées. Bienvenue dans le monde réel ! Voire...
Il est étonnant, en réalité, d'observer le nombre de postures hostiles à la T2A, rendue responsable de tous les maux en général et de la situation financière des hôpitaux en particulier. Pourtant, s'il y a un problème de financement global, celui-ci serait plutôt à rechercher du côté de l'ONDAM. Et au demeurant, certains établissements s'en sortent, démonstration que le problème n'est pas la T2A en tant que telle. Et si le vrai problème était ailleurs, dans l'obligation - sous-jacente à la T2A - d'améliorer la productivité et donc sa performance de gestion, avec ce que cela présuppose en termes de compétences comme en termes de courage ? Mais pour ceux que cela rebute, la dotation globale associée à un financement toujours en augmentation n'est pas seulement le passé, mais un rêve d'avenir. Paradis perdu...
Une étude récente[1] a examiné le « vacillement de l'engagement des médecins hospitaliers ». Parmi les postures médicales observées, il est relaté que « [La T2A] incarne la recherche de l'efficience, pousse à la rentabilité. Ce qui est en inadéquation totale avec l'altruisme ». Posture des plus étonnantes, en réalité. De quelle rentabilité parle-t-on ? Y aurait-il, s'agissant des hôpitaux publics, un actionnaire caché qui exigerait toujours plus de dividendes ? Et sur la base de quel raisonnement l'efficience serrait-elle considérée de principe comme une anti-valeur ? N'y aurait-il, pour seul horizon, que la perspective d'un financement discrétionnaire et illimité, condition indispensable à l'éthique de la profession ? Paradis perdu...
Tout cela n'est guère encourageant, lorsque l'on considère la situation réelle : une économie en berne,
un système de protection social structurellement déficitaire, un endettement intenable dans la durée...
Et un système de santé inefficient sur le plan systémique, si par comparaison avec nos voisins européens on met en relation la part des dépenses de santé dans le PIB (comparativement très élevé) et des indicateurs de santé qui ne démontrent en rien la supériorité de notre système. Comme l'a dit récemment et à juste titre notre nouvelle ministre[2] , « Dans la structuration de notre système solidaire, nous allons progressivement vers une impasse ». Façon courtoise de dire que nous y sommes déjà. Et cela anticipe-t-il une reconsidération de nos dépenses ? La réponse figure dans la suite immédiate de la déclaration : « Restructuration ne veut pas dire moins dépenser mais dépenser différemment ». Et d'annoncer un ONDAM pour le public à +2,8 % et quelques dépenses supplémentaires... non couvertes par des économies ou des gains d'efficience.
N'y aurait-il pas moyen de faire autrement sur le très court-terme ? Pour répondre à cette question, il faut considérer que le problème se situe à plusieurs niveaux. Certains n'ont pas vocation à connaître des évolutions rapides et encore moins à produire rapidement des effets mesurables, qu'il s'agisse de choix de société sur notre protection sociale plus en adéquation avec nos ressources, ou qu'il s'agisse de la restructuration de notre système de soins vers une configuration plus efficiente. En revanche, rien ne s'oppose à ce que tous les hôpitaux acceptent (enfin) la réalité économique et en tirent des conclusions logiques en termes de gestion, d'efficience et (osons le dire) de productivité. Et ceux qui pourfendent l'efficience au nom de l'éthique médicale devraient s'interroger sur leur pratique au nom de l'éthique de la dépense publique.
Le paradis fait partie des grands mythes de l'Humanité, souhaiter y accéder ou le retrouver est ainsi profondément humain. Cependant, s'il existe un paradis, alors il existe aussi un enfer. Prenons garde qu'à trop rêver de l'un on ne se retrouve prisonnier de l'autre.
Notes :
[1] Webinaire consacré aux motifs conduisant au vacillement de l'engagement des médecins hospitaliers, présenté le 17 septembre 2024, par l'espace de réflexion éthique de Bourgogne-Franche-Comté (EREBFC). Cité par : Hospimedia - 4 octobre 2024.
[2] Déclarations de Mme Geneviève Darrieussecq, ministre de la santé et de l'accès aux soins, à l'occasion de son déplacement à Albi le 11 octobre 2024, cité par APM News.